Chroniques

par bertrand bolognesi

Das Rheingold | L’or du Rhin
opéra de Richard Wagner

Oper, Francfort
- 25 janvier 2013
l'Or du Rhin mis en scène par Vera Nemirova à l'Opéra de Francfort
© monika rittershaus

Ces trois dernières saisons, Vera Nemirova livrait à l’Opéra de Francfort sa vision du Ring. L’artiste bulgare n’en était pas à ses premiers pas dans l’univers wagnérien, puisqu’elle signait déjà un Tannhäuser ici-même quelques années plus tôt – à l’inverse de certain directeur d’une maison française qui, non content de n’avoir encore réalisé aucune mise en scène d’opéra, se targue du rapt de la Tétralogie pour un premier essai (vertigineux, non ?). Le cycle entier est actuellement repris in loco.

Il fallait s’y attendre : c’est avec cette extrême et ingénieuse sensibilité qui imprimait sa marque à la Lulu de Salzbourg [lire notre chronique du 4 août 2010] que Vera Nemirova aborde le monument. Tout nait d’une goutte : sur le Vorspiel, le cadre de scène se résume en un vaste écran où la chute « zoomée » d’une goutte crée ses ondes à la surface une eau bleutée (vidéo de Bibi Abel), en parfaite adéquation avec la progressive emphase musicale, réunissant ainsi avec bonheur la verticalité de l’écriture orchestrale à l’horizontalité fascinante du procédé – dès l’abord, espace et temps se domptent si étroitement que déjà l’épopée s’impose. De fait, l’image se mue adroitement en un dispositif scénique qu’elle imprime, pour ainsi dire, réseau d’anneaux qui sans rupture fait passer l’œil du virtuel au physique (décors de Jens Kilian).

Cohérence absolue, donc, mais encore direction d’acteurs des plus précises et inventivité sagement auto-évaluée caractérisent une prise de possession avisée de Rheingold, avec, à la tête du Frankfurter Opern und Museumorchester, la complicité de Sebastian Weigle (l’actuel directeur musical de l’institution hessoise) qui poursuit une avancée wagnérienne de saine stature. Sa lecture s’avère minutieusement construite et révèle peu à peu mille facettes miroitantes à un relief général plus « cosmique » que dramatique – on pourra toutefois considérer comme élément de « théâtre » le solo violonistique qui souligne les desseins de Fricka, amoureuse et « propriétaire », si j’ose dire, voire le savant relais timbrique des voix par les vents dans la dernière scène.

Aux Rheintöchter d’apparaître : trois poupées joueuses charment comme malgré elles l’auditoire… et Alberich, bien sûr ! L’équilibre est idéal entre les voix, avec la Wellgunde pregante de Jenny Carlstedt, la fraîche et attachante Woglinde de Britta Stallmeister, enfin l’alto chaleureusement coloré et finement nuancé de Katharina Magiera en Flosshilde. Tout d’abord, Andrew Shore accuse quelques difficultés dans un Alberich assez terne et trop volontiers parlando ; il honorera plus certainement la partition dans la troisième scène.

Après que le Nibelung ait brutalement pénétré le puits doré, effarouchant les ondines au passage, les spirales se referment en un espace parfaitement clôt : nous voilà chez les dieux. Chacun d’eux est précisément caractérisé, au delà des archétypes attendus. Ainsi d’un Froh introverti et rêveur, d’un Donner impétueux, voire hystérique, de Fricka en amante éternelle qu’isole l’amertume conjugale, de Freia, la sœur-enfant dont les sens s’éveillent, loin de rejeter l’amour du géant. À un Wotan ni patriarche ni oligarque, plutôt « bonhomme » dont la mauvaise foi doit s’encombrer d’une peau de loup, accessoire symbolique peut-être honni, répond un Loge qui tombe du ciel – littéralement ! – comme une bonne nouvelle (effet drôle et poétique), traité sans caricature, deus ex machina « baroque » magnifiquement servi par le timbre clair et généreusement impacté de Kurt Streit. Sympathique, le feu vocal s’en montre onctueux et ductile, cordialement présent même, toujours d’une malicieuse autorité. Vaillant et souple, le baryton de Terje Stensvold s’avère cuivré, présentant l’autorité requise tant dans le registre haut que dans le grave. L’émission un rien étroite de Barbara Zechmeister convient parfaitement à cette Freia « en fleur » qui non seulement sympathise avec ses ravisseurs mais encourage la passion de l’un d’eux – excellente idée ! L’opulence colorée du mezzo-soprano Tanja Ariane Baumgartner nous vaut une Fricka remarquable qui conjugue expressivité nuancée et grand lyrisme traditionnel. Si le chant heurté et parfois instable de Dietrich Volle convainc moins en Donner, l’irrésistible tendresse des demi-teintes livrées par Beau Gibson avantage d’une conception Lieder le doux Froh, fort musical.

Dans une œuvre où il devient relativement malaisé d’inventer sans trahison ou hors-propos, Vera Nemirova évolue avec bonheur, détournant les clichés, manipulant les attentes par des suspens heureux. Ainsi du génial contrepied où surprend l’arrivée des géants : c’est en soulevant le plateau qu’ils surviennent, donc enfouis sous une trappe ; parce qu’ils ne sont visible qu’à-demi, la mise en scène invite le public à les imaginer plus grands qu’aucune échasse aurait su les faire. Notons qu’ils ne sont d’ailleurs pas que deux : Fasolt et Fafner passent ici pour les chefs d’une menaçante délégation de mastodontes. Le timbre noir et le chant ample d’Alfred Reiter campent un Fasolt joliment envahissant (qui réajuste son intonation au fil de la Scène 2 pour pleinement se révéler dans la dernière), tandis que Fafner bénéficie de l’extrême fiabilité de Magnús Baldvinsson.

On enlève Freia (qui ne se défend guère, la bougresse…). Le plateau bouge, les spirales s’agitent, la structure s’élève : et la mine d’apparaître sous les anneaux, avec ses poutres, ses vérins et même ses veilleuses, mais aussi le Mime d’Hans-Jürgen Lazar dont, sans qu’il ait à la jouer outre mesure, la perpétuelle plainte fait sens. La brutalité d’Alberich s’aveugle de son bref triomphe ; il se croit hypnotiseur et on le lui laisse sournoisement croire, jusqu’à la rosserie que l’on sait dont les pizz’ joueurs en fosse se font l’indice – l’invraisemblance des gants rose et vert (dragon et crapaud) provoque un écho cruellement complice dans la salle. Tel est pris qui… juste, encore, l’avarice de Wotan quand Loge se sert dans les réserves de la dupe, et plus encore l’humiliation d’Alberich, pantalon baissé aux chevilles comme un mioche sur le pot.

Retour au Burg où payer la rançon de Freia – la jeune femme apparaît comme disloquée par des excès sexuels abrutissants. « Freia, die schöne… » : entendit-on jamais Fasolt si amoureux, vraiment ? Le chanteur a totalement canalisé ses moyens et engage magistralement son art dans un sentiment que Nemirova considère de front sans ridicule aucun ; bien au contraire, cet amour est des plus émouvants. Le sol s’ouvre. Dans un halo fumigène s’élève une figure toute en cheveux où s’abritent deux enfants tristes. Déesse, Erda l’est assurément, à la fois tellurique, sauvage et sacrée. Meredith Arwady offre une voix impressionnante qui enveloppe l’écoute, intervention d’une bonté un rien fruste que Wotan ne sait entendre : la salle s’éclaire, les dieux nous rejoignent, sabrent le champagne pour fêter la fin du conte. Dans le ciel de scène, seul le joyeux Loge sait que l’histoire ne saurait finir si bien et maintenant.

BB